II
L’enlèvement
– Oubliez-vous à qui vous parlez, monsieur ? fit la jeune femme avec hauteur.
– Nullement, madame.
– Savez-vous que je suis...
– Madame Harriet Stevenson, femme du vice-amiral commandant la station d’Halifax, je le sais parfaitement.
– Eh bien, monsieur, veuillez avoir pour la femme de votre supérieur les égards qui lui sont dus. Dites-moi immédiatement où est le vaisseau-amiral.
– Là, madame, répondit l’enseigne, en désignant l’est avec son doigt.
– Et, comment se fait-il que nous marchions au nord ? reprit-elle avec une surprise qui n’était pas exempte d’inquiétude.
– Parce que, madame, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, il y a un instant, nous allons rallier les Requins de l’Atlantique.
– Les Requins de l’Atlantique ! fit-elle en se levant très émue, tandis que Kate jetait partout des yeux effarés.
Mais Harriet se rassit aussitôt :
– Ah ! dit-elle, comme si elle parlait à sa soubrette plutôt qu’aux marins, c’est un petit tour que sir Henry aura chargé ces messieurs de nous jouer.
Et, s’adressant à l’officier :
– Voyons, monsieur, cessez une comédie qui a perdu tout son sel, puisque nous n’en sommes pas les dupes, et conduisez-moi directement au vaisseau-amiral.
– Aborde, joue, bâbord ! ordonna l’enseigne, sans répondre à madame Stevenson.
Celle-ci se leva de nouveau : elle était effrayée.
À quelques brasses d’eux se balançait un cutter qui, sauf cette particularité que, de la ligne de flottaison jusqu’aux cacatois, il était noir comme l’ébène ; coque, mâts, voiles, gréement, tout paraissait être un yacht, appartenant à quelque riche habitant d’Halifax.
– Où me menez-vous, monsieur ? je veux savoir où vous me menez ? dit-elle impérieusement.
– À cette embarcation, madame, répondit le pilote.
Et il indiqua le cutter, dont ils n’étaient plus éloignés que de quelques brasses.
– Cette embarcation...
– Oui, madame, le Wish-on-Wish[2], ou si vous aimez mieux, l’Émerillon.
– Qu’est-ce que cela ?
– Rasseyez-vous d’abord, vous pourriez tomber.
Madame Stevenson obéit, en pâlissant. La vue du prétendu yacht de plaisance et des gens qui le montaient, – mines hardies, sauvages, vêtements, chemises, pantalons, vestes, chapeaux aussi noirs que leur navire, – l’avait remplie de terreur.
Kate grelottait à côté d’elle.
– C’est, répondit l’enseigne, le cutter des Requins de l’Atlantique.
– Mais ce n’est pas possible ! vous voulez nous mystifier, monsieur.
– Laisse arriver ! commanda-t-il.
Quittant leurs rames, deux des matelots venaient de happer une corde qu’on leur avait lancée du cutter.
La mer était belle, unie comme une glace, l’abordage eut lieu sans secousse.
– Je ne monterai pas sur ce navire, monsieur, dit madame Stevenson, en promenant autour d’elle un regard scrutateur, dans l’espoir de découvrir un bateau qu’elle pourrait héler.
Mais, à l’exception de quelques voiles blanchissant à l’horizon, et des flèches des bâtiments mouillés dans le port d’Halifax, à plus d’un mille de distance, on n’apercevait rien que l’eau, le ciel et le sombre cutter.
– Il me serait pénible, madame, repartit l’enseigne, d’avoir à employer la force pour obtenir de vous ce que nous désirons, cependant je vous déclare que, si vous faites la moindre résistance, nous n’hésiterons pas.
– Ah ! madame, madame, ils vont nous tuer ! s’écria Kate en éclatant en sanglots ; quelle idée vous avez eue aussi de m’emmener avec vous ?
– Sois tranquille, la poulette, on aura soin de toi, dit un des rameurs.
L’enseigne fronça les sourcils.
– Tom, dit-il au matelot, vous recevrez vingt-cinq coups de garcette pour votre observation.
Ces mots furent dits d’un ton calme, mais derrière lequel on sentait une décision inflexible.
Tom courba la tête, en homme qui reconnaît qu’il a commis une faute, et continua d’amarrer la chaloupe au cutter.
– Enfin, monsieur, expliquez-moi ce que vous me voulez, dit madame Stevenson.
– Vous le saurez bientôt. Veuillez seulement vous rendre à notre invitation.
Et il lui présenta la main, pour l’aider à passer sur le cutter.
Mais elle le repoussa, avec un geste de mépris.
– Comme il vous plaira, madame, répliqua-t-il.
Harriet hésita une seconde ; puis, revenant à sa supposition que c’était une petite malice de son mari pour la railler, elle s’élança sur le léger navire en disant :
– Allons, je vous suis, messieurs. Mais au moins vous ne pourrez dire à sir Henry que vous m’avez causé une grande peur.
Kate monta après elle sur le Wish-on-Wish.
– Quel charmant cutter ! s’écria madame Stevenson admirant, en connaisseuse, l’élégance des formes du frêle bâtiment.
– Daignez m’accompagner à l’intérieur, madame, reprit l’enseigne qui semblait commander l’équipage.
– Mais, monsieur, il fait très bon sur le pont. La matinée est superbe, je me trouve parfaitement ici.
Et, s’adressant à sa femme de chambre :
– Kate, ma fille, étendez près du mât mon sac de nuit. Je m’en ferai un siège.
– Pardon, madame, j’ai ordre de vous faire descendre dans la cabine.
– Ah ! madame, madame ! le canot qui s’en va ! s’écria Catherine[3], désolée en remarquant que la chaloupe regagnait Halifax.
– Voulez-vous bien ne pas larmoyer comme ça, dit sa maîtresse. On donne sans doute une fête à surprise sur le vaisseau-amiral, et cette embarcation retourne chercher les autres invités. Ce sera ravissant ; les excentricités de sir Henry sont fort aimables. Celle-ci m’enchante. Je me serais ennuyée tout le jour...
– J’ai l’honneur, madame, de vous renouveler...
– Ah ! monsieur l’enseigne, interrompit-elle vivement, mais sans aigreur, je me soucie de vos ordres comme d’une robe hors de mode, je suis bien ici et j’y reste. Si l’on vous met aux arrêts pour avoir manqué à la consigne, je saurai bien les faire lever, ou adoucir votre captivité, ajouta-t-elle avec un de ses sourires les plus fascinateurs.
Mais ni les paroles, ni le sourire ne firent impression sur l’officier.
– Vous ne voudriez pas que j’employasse la violence ! dit-il.
– Eh bien, essayez ! riposta-t-elle, en continuant ses mines.
– Je le regrette, dit-il froidement.
Il appela :
– Pierre !
Un des trois matelots occupés à laver le pont, leva la tête.
Du bout de l’index, l’enseigne lui montra madame Stevenson.
– C’est bien, patron, dit Pierre, laissant ses éponges et s’avançant vers la jeune femme.
– Si vous avez le malheur de me toucher ! dit-elle, avec un geste de reine révoltée.
Mais, sans mot souffler, le matelot la prit dans ses bras robustes. Elle cria, se débattit, menaça, injuria. Ce fut en vain. Pierre la transporta silencieusement dans une étroite cabine, au pied du mât.
Kate, les joues baignées de larmes, l’y accompagna en gémissant.
Après avoir déposé madame Stevenson sur un sofa, Pierre se retira.
– Si vous avez besoin de nos services, pour quoi que ce soit, vous sonnerez, madame, dit l’officier sur le seuil de la cabine. Mais il vous est défendu de sortir d’ici. Ainsi je ferme cette porte.
Il recula, tira la porte de la cabine sur lui et la ferma à clef.
La surprise, l’indignation, la colère, avaient coupé la parole à madame Stevenson.
– Ah ! nous sommes perdues ! nous sommes perdues ! madame, madame, nous sommes perdues ! clamait Catherine en sanglotant sur le canapé.
– Taisez-vous ! vous m’impatientez avec vos pleurnicheries ! répondit durement Harriet.
– Nous sommes perdues ! ils nous assassineront, continua la femme de chambre, trop absorbée par ses terreurs pour entendre les ordres de sa maîtresse.
Harriet ne pouvait s’imaginer qu’on l’avait enlevée. Elle cherchait, dans son esprit, mille raisons pour se convaincre que tout cela n’était qu’un badinage, qui se terminerait par quelque merveilleux festival, à bord de l’Invincible. Cependant, elle se promettait bien de faire punir sévèrement cet enseigne mal appris, qui s’était comporté d’une façon si grossière avec elle.
La cabine où on les avait emprisonnées était fort exiguë, mais richement meublée et lambrissée en bois de santal.
Elle recevait le jour par le plafond, de sorte qu’il était impossible de voir ce qui se passait autour du cutter.
À huit heures, on servit aux deux femmes un excellent déjeuner qui eut l’avantage de rassurer Kate, et d’entretenir les douces illusions de madame Stevenson.
– Cela ne fait rien, dit-elle, en trempant une mouillette dans un œuf à la coque, la farce a été poussée trop loin. Les originalités de sir Henry manquent parfois de décence.
– Après tout, si ce sont les Requins de l’Atlantique, ils ne sont pas si méchants pour des requins, dit la femme de chambre. Cet enseigne qui vous parlait, madame, il a l’air très bien.
– Les Requins de l’Atlantique ! repartit Harriet en haussant les épaules ; vous êtes une sotte !
– Merci, madame ! dit la soubrette en s’inclinant ironiquement.
– Comment, reprit sa maîtresse d’un ton moins aigre, comment voulez-vous que ce soient ces pirates ?
– Puisqu’ils l’ont dit !
– Pour vous épouvanter !
– Dame, je ne sais pas, moi ; mais si les officiers sont gentils, les matelots sont-ils vilains ! Quelles têtes d’ogres, hein, madame ?
– Même le mousse qui nous a servies, dit Harriet en souriant.
– Même celui-là.
– Il m’avait pourtant semblé que vous ne le regardiez pas d’un air trop mauvais, miss Kate.
– C’était afin de l’amadouer, madame. Après tout, il vaudrait mieux avoir un peu de complaisance pour eux que de se faire égorger !
– Ainsi, dit madame Stevenson en riant, vous ne feriez pas comme Lucrèce, vous ?
– Lucrèce ! répéta la soubrette avec étonnement ! Lucrèce ! je ne la connais pas, madame !
– Oh ! c’est juste, ma bonne Kate. Eh bien, Lucrèce était une digne et vertueuse femme du temps passé, qui...
– Qui ? interrogea la camériste, voyant que sa maîtresse s’arrêtait.
– Qui, acheva bravement celle-ci, avait eu le malheur d’être prise de force et se poignarda ensuite.
– Se poignarder ! Et pourquoi, madame, se poignarda-t-elle, cette madame Lucrèce ?
– Parce qu’elle se jugeait déshonorée !
– Est-il possible, madame ? Se poignarder parce qu’on a été prise de force ? Mais ce n’était pas un péché après tout, car messire le curé dit qu’il n’y a pas de péché quand il n’y a pas d’intention.
– Et vous, vous ne vous seriez pas sans doute poignardée ! reprit Harriet, en riant jusqu’aux larmes.
– Moi ! me poignarder ! me poignarder pour cela, madame ! Ah ! bien, c’est souvent que j’ai été, comme cela, prise de force, et s’il avait fallu me poignarder toutes les fois...
– Taisez-vous ! taisez-vous ! je vous en prie, vous êtes désopilante ! vous me ferez mourir ! balbutia madame Stevenson en se tordant sur son siège.
– Et vous, madame, est-ce que vous vous poignarderiez ?... n’en poursuivit pas moins la soubrette.
Harriet était trop en gaieté pour se fâcher de cette outrecuidance nouvelle.
Si vous souffrez une simple familiarité à vos inférieurs, soyez assuré qu’avant longtemps ils traiteront avec vous d’égal à égal, sans qu’il vous soit possible de revenir, à moins d’un brisement, sur votre tolérance.
– C’est assez, c’est assez, ma bonne Kate ; touchez le timbre, maintenant, pour qu’on débarrasse ; puis nous ferons un somme, car je n’ai presque pas fermé l’œil de la nuit, et je sens que je dormirais bien une heure ou deux. Peut-être qu’au réveil nous aurons l’explication de cette féerie.
La femme de chambre sonna.
Un jeune garçon, qui avait mis le couvert et apporté le déjeuner, parut.
Il était habillé d’étoffe noire comme les autres marins.
– Dites donc, monsieur le mousse, est-ce qu’on pense nous tenir longtemps confinées là-dedans ? lui dit Catherine, en le prenant effrontément par le menton.
Il ne répondit pas et se contenta de repousser doucement le bras de la femme de chambre.
Madame Stevenson prit dans sa bourse une pièce d’or et la tendant à ce garçon :
– Tenez, mon petit ami, lui dit-elle, voici pour vous, et dites-moi où nous sommes, où nous allons ?
Mais il demeura muet, il n’avança pas la main pour recevoir la demi-couronne que lui offrait Harriet.
– Décidément, s’écria celle-ci, nous sommes au pouvoir de quelque magicien sur un navire enchanté !
Le mousse enleva la nappe et sortit sans ouvrir la bouche, malgré toutes les agaceries de Kate, et les tentatives de séduction auxquelles le soumit madame Stevenson.
Quand il fut parti, la femme de chambre arrangea pour sa maîtresse un lit sur une banquette, et Harriet s’endormit bientôt, bercée par des images voluptueuses.
En dépit de son anxiété, miss Catherine ne tarda pas à imiter madame Stevenson.
Un violent roulis les réveilla toutes deux en même temps.
Le soleil était à son méridien, car il tombait en flèches perpendiculaires par la fenêtre de la cabine. On marchait, on s’agitait sur le pont du cutter.
– Allons, qu’on hisse les focs de beaupré, et prenez le largue, le cap au nord-est ! dit une voix nettement accentuée, qui devait s’entendre à une grande distance, quoique les notes en fussent d’une harmonie irrésistible.
– J’ai déjà entendu cette voix-là quelque part, je la connais, dit madame Stevenson en s’accoudant sur son oreiller.
– Et moi aussi ! c’est la voix de M. Lancelot, ou je perds mon nom ! ajouta la soubrette.